Que pensent les architectes de la transition numérique ?
La technologie évolue et le Building Information Modeling (BIM) révolutionne la manière de penser, de concevoir mais aussi de planifier les bâtiments. La transformation digitale débutée et adoptée depuis les années 1990 - époque à laquelle architectes et bureaux d’études ont entrepris l’exploitation des logiciels de conception, afin de réaliser leurs projets - continue.
Il est difficile aujourd’hui de faire marche arrière. La transformation numérique du secteur de la construction est une révolution à intégrer dans chacun des nouveaux projets. Un petit détour par plusieurs agences d’architecture françaises qui ont accepté de répondre à nos sollicitations.
La digitalisation du métier d’architecte
Emmanuel Dujardin, président architecte associé de Rougerie + Tangram, précise qu’au sein de son agence, le basculement vers le BIM a été opéré avec le projet de la Fondation LUMA à Arles, projet étudié en association avec Frank Gehry. Il s’agissait en effet d’un projet complexe où le recours au BIM était bénéfique. L’architecte, qui a débuté ses études d’architecture en Belgique, raconte par ailleurs qu’il était dès le départ intéressé par les divers logiciels architecturaux 3D et a suivi avec attention leur évolution. Soulignons par ailleurs que Rougerie + Tangram étudie, au sein de son Lab de Recherche & Innovation, plusieurs thèmes de recherches, dont celui du BIM.
Selon l’architecte, ce dernier reste un outil de définition et de précision. Vincent Boreux, architecte responsable des outils de production numérique et BIM manager chez Arte Charpentier, a vécu personnellement la révolution du numérique en architecture.
Il précise : « Chez Arte Charpentier, il y a une longue tradition d’adoption des nouveaux outils de production. Personnellement j’ai fait mes études quand l’informatique est arrivée dans les écoles d’architecture. Ce n’était pas toujours très bien vu. C'est venu chambouler et saisir quelques passionnés. J’ai vu la transition en tant qu’architecte en agence d’AutoCAD vers le BIM, qui est encore un autre paradigme. Avec le BIM, on bouscule tout le processus du travail car on parle de mode collaboratif ».
« En plus, dans les consultations publiques, cela devient souvent la donne. Nous, quand on est passé au BIM en 2013 d’une façon structurée, on a décidé de créer une charte d’agence en formant des collaborateurs. Aujourd’hui les collaborateurs formés au sein de l’agence constituent 70 % des architectes, tous formés à Revit. Il y a eu un gros contingent de collaborateurs, qui ont été formés en interne avec des prestataires, qui sont venus nous épauler », abonde-t-il. Il s’agit donc d’une volonté de faire transiter des personnes vers les nouveaux outils du BIM. Mais est-ce le cas de toutes les agences d’architecture ? Plusieurs architectes déclarent que certaines structures plus modestes, n’ayant pas la capacité ne serait-ce que financière de faire face aux changements rapides, ont du retard par rapport à d’autres agences.
Nous pouvons nous demander si l’apprentissage ne serait pas utile, voire nécessaire dès l’école d’architecture. Francis Baucher, architecte expert sur les sujets du BIM et du digital chez Arte Charpentier, souligne que dans les écoles des formations au choix existent. « Il s’agit de cours au choix optionnel (en master) où on peut être formé sur les méthodologies BIM ». Vincent Boreux, quant à lui, précise : « Oui, on trouve des collaborateurs formés sur les logiciels BIM. Mais il ne faut pas oublier que l’autre élément constituant du BIM, c’est la méthode, qui elle n’est pas nécessairement enseignée».
Aujourd’hui, certaines agences d’architecture ne jurent que par les multiples avantages de la digitalisation. « Ce qui nous a intéressés, c’est le fait de pouvoir se structurer autour d’un outil, tandis qu’avant, AutoCAD ne demandait pas de se structurer autour d’un process collaboratif. C’est l’aspect process qui nous a attirés d’abord, et puis il y a toujours cette question de devancer l’appel », explique Vincent Boreux.
Une méthode de travail collaborative, qui est loin de déplaire à certaines grandes structures. L’architecte Manal Rachdi (OXO Architectes) s’exprime à son tour : « Le BIM est aujourd’hui incontournable dans les collaborations, notamment sur des projets complexes, qu’ils soient neufs ou en réhabilitation. Il permet une meilleure maîtrise des interactions avec les BETs, les clients. Les interactions sont facilitées par l’utilisation de la maquette BIM en cloud ».
Allons voir du côté des agences de petite taille. Pour cela nous avons sollicité Loïc Daubas, l’un des associés de l’Atelier Belenfant Daubas pour qui, aujourd’hui, le BIM est devenu un dispositif parmi d'autres alors qu’à ses débuts, il devait révolutionner le métier.
« Nous n’avons rien modifié de notre manière de travailler sans doute parce que personne n’a engagé des BIM manager en interne, en particulier la maîtrise d’ouvrage, pourtant à l’origine de la demande ». Malgré tout, l’agence s’est équipée de licence Archicad. L’architecte précise qu’il s’agissait de pousser les contraintes. De plus, à l’époque, l’agence devait réaliser des équipements ainsi que des logements, et l’outil à ce niveau-là est performant.
Il y avait également la pression et la volonté d’avoir des maquettes numériques. « On commençait à avoir des appels d’offre où le BIM était exigé », évoque M. Daubas. Le fondateur de l’Atelier Belenfant Daubas regrette que seuls les architectes se soient équipés de ces licences extrêmement chères par ailleurs, tandis que certaines entreprises utilisent toujours les outils en 2D.
Et d’ajouter : « Nos bureaux d’étude ne travaillent pas tous la 3D, cela demande une sélection de notre part. À notre échelle et même si on ne concourt pas pour de gros marchés, l’outil de la maquette est très intéressant et puissant. Mais il faut être en capacité de payer le prix des licences, qui doit s’adapter à un niveau de production architecturale conséquente. Or, si on réalise des maisons individuelles ou on travaille dans la réhabilitation, on serait moins concerné car c’est un outil qui est adapté au neuf ».
D’autres agences de taille modeste confirment le constat. Le coût des licences constitue une véritable difficulté. Certains architectes évoquent même leur frustration, car selon eux l’outil qui leur a été imposé n'a non seulement pas évolué, mais il n’est pas toujours utilisé.
Loïc Daubas souligne que dans les pays européens comme la Scandinavie par exemple, tout le monde s’est fait au BIM, qu’il s’agisse d’entreprises, de maître d’ouvrage ou encore d’architectes. « Nous sommes équipés de ce logiciel depuis une bonne dizaine d’années. On n’a aucun projet réalisé avec un BIM manager. Globalement on travaille la maquette 3D, mais elle n’est pas aussi poussée pour être partagée comme cela pourrait l’être ».Pourtant, l’agence a répondu à des concours avec la présence d’un BIM manager « pour faire vivre la maquette numérique, cela n’a jamais abouti. Ça veut dire que presque tous nos projets sont avec un système d’exploitation sous-utilisé ».
Précisons que la formation du BIM n’a pas été impactée par des mises à jour radicales, ce qui facilite l’acclimatation de l’outil. À ce propos, Vincent Boreux nous apporte son expertise : « Le logiciel n’a pas évolué. En revanche, nous, au sein de l’agence, nous sommes constamment en train de mettre à jour le travail sur l’outil. C’est pour cette raison qu’il existe des référents BIM au sein des équipes, pour gérer les bibliothèques, la charte graphique, les codifications, au fur et à mesure notre savoir-faire s’aiguise et nous collaborons avec des maîtres d’ouvrage ainsi que les bureaux d’études, qui nous amènent à apercevoir des façons différentes. À savoir que dans le développement des projets, il faut toujours adapter la vision des choses ».
Néanmoins, certains architectes déclarent qu’avec le BIM, ils ont perdu leur liberté de conception. Comment peut-on retrouver cette sacro-sainte liberté de conception avec le BIM ?
Il s’agit d’un point focal qui fait cogiter la profession. « Cette question nous interroge. Dans un logiciel comme Revit, on est contraint par la façon dont les choses se fabriquent, on a des remarques de personnes qui se sentent contraintes. D’ailleurs dans la phase conception, ils ne se servent pas tous de Revit ». C’est une attitude normale selon l’architecte, qui étaye : « On essaye de rassembler tout le monde autour d’une même façon de travailler, éviter d’être disparate, on essaye de cadrer tout un tas de gens qui, sont très à l’aise avec Sketchup, des pros et experts qui sont très productifs et imaginatifs. L’idée c’est surtout de ne pas les brider, quand on passe à la production, il faut passer tout dans un autre environnement ».
Donc, au sein d’Arte Charpentier, le dilemme serait aujourd’hui de trouver le moyen d’interconnecter plusieurs logiciels (utiliser Rino par exemple pour l’interconnexion avec Revit), cela induit un changement de la méthodologie de l’agence, un exercice complexe, que l’architecte trouve passionnant.
Si on parlait Metaverse ?
Le livre Metaverse Dream de Gregory Landegger et de Paul Dawalibi, deux spécialistes du numérique, n’a jamais été aussi pertinent. À travers un éventail de visuels inspirés du Metaverse, couvrant plusieurs disciplines comme l'architecture, le design ou encore la mode, le recueil offre une immersion dans cet univers singulier et caractéristique, donnant un aperçu de l’évolution à venir.
Certaines entreprises ont incorporé le Metaverse dans leur quotidien. Le monde de l’architecture ne reste pas à l’écart d’un tel engouement, bien au contraire. Plusieurs architectes explorent les possibilités de cet outil, qui repousse les limites et répond aux divers enjeux, qu’ils soient démographiques, écologiques ou sociétaux. Donnons l’exemple de Manal Rachdi (OXO Architectes), qui a créé avec Kwark Education, MetaKwark, la première université dans le Metaverse, une plateforme qui vise à améliorer et faciliter l'apprentissage de manière différente.
Il s’agit d’un univers virtuel qui offre une grande liberté pour créer de nouveaux espaces, de nouvelles formes et une architecture innovante. Dans le Metaverse où la gravité disparaît, il n'y a plus de limites, ce qui peut plaire à de nombreux créateurs voire architectes. À l’instar de la Biennale d’Architecture de Venise, nous avons même assisté à la naissance de Metavers Architecture Biennale, où une multitude d’œuvres à travers le monde ont fait sensation.
Quid de l’intelligence artificielle ?
Emmanuel Dujardin met en avant la capacité de l’IA et surtout sa rapidité. En effet au sein du Lab Rougerie + Tangram, il existe un pôle dédié à l’IA. « Nous pouvons générer une quarantaine de propositions en quelques clics ».
C’est un atout énorme mais aussi un exercice spécifique selon l’architecte, qui précise par ailleurs que l’agence expérimente le programme Midjourney, un générateur d'images, à partir d’une description textuelle ou d’une image modèle. C’est pourquoi l’outil est très apprécié par un grand nombre d’architectes.
Ces derniers peuvent avoir tout type de rendus, selon chaque descriptif. Le président de Tangram + Rougerie déclare qu’il faut être précis dans les prompts, utiliser l’outil et le maîtriser, mais émet également plusieurs réserves concernant la problématique des droits d’auteur.
L’agence financera par ailleurs une thèse de doctorat sur l’IA générative de 2025 à 2028. Pour Manal Rachdi, « l’IA est un outil comme un autre. Elle ne remplacera jamais la créativité des architectes, mais pourrait supplanter ceux qui refusent de s’y adapter. Chez OXO, au sein de notre Lab IA, et dans le souci de protéger la propriété intellectuelle, nous développons en interne un modèle « Stable Diffusion ». Nous expérimentons localement et enrichissons notre base de données, afin d’obtenir des résultats plus précis et parfaitement adaptés à nos besoins ».
Vincent Boreux compare quant à lui l’IA générative à un train qui passe, qu'on a du mal, pour le moment, à amener où l’on veut, à lui imposer une direction. L’architecte admet qu’aujourd’hui, ce qui est très médiatisé, c’est le design génératif, la création d’images ou de modèles en se servant de l’IA.
Il existe d’autres pans qu’Arte Charpentier aimerait mettre en application. Par ailleurs, l’architecte est conscient que « les premiers leviers efficaces dans notre métier se situent ailleurs que dans le génératif. Pour l’instant ce n’est pas tout à fait mûr, les essais nous aident à apprivoiser l’IA. Cela demande du temps et de l’investissement, mais aussi du développement informatique, dans le cœur de métier d’architecte ».
Francis Baucher, qui développe des outils digitaux pour fluidifier et optimiser le travail, précise : « En ce qui concerne l’IA générative on a un pôle d’architecture d’intérieur qui est plus intéressé par l’image ».
L’homme de l’art déclare également que même s’il est difficile de concilier actuellement IA et architecture, «tout le monde a compris que si on veut avoir une IA qui réponde aux besoins de l’agence, il faut lui donner les données qui nous sont propres. Cette donnée existe, mais il faut récupérer l’information, la formater, l’organiser pour qu’elle soit exploitable ». Il faut donc, selon l’architecte, récolter la donnée en premier temps, puis pouvoir l’exploiter dans un second temps avec l’IA. Il existe un travail préliminaire non négligeable à faire sur la donnée, qui ne devrait pas dévier vers des incohérences : « L’IA c’est un jeu de probabilité, même si elle n'est pas infaillible, elle est plus efficace que le cerveau humain».
Arte Charpentier, qui a toujours été ouverte aux nouveautés, intègrera l’IA comme elle a intégré le BIM, tout en gardant une importante part à l’aspect humain. Selon les deux professionnels, le cœur de la bataille c’est la data. Mais une fois que nous avons fixé des exigences vis-à-vis des données qu'on lui attribue, les architectes vont « mieux concevoir ». Selon Loïc Daubas, «l’IA est un sujet beaucoup plus vaste qui va vite nous dépasser. À l’agence il y a une espèce de fracture. Nous sommes plusieurs, moi y compris, à s’y intéresser et d’autres à ne pas vouloir s’en servir ».
L’architecte qui fait partie de ceux qui sont curieux et précise qu’il s’agit d’un outil apportant une certaine assistance. Son utilisation pour la rédaction - qui permet d’aboutir plus rapidement à un texte intelligible et rédigé - est bénéfique. De même, l’associé de l’Atelier Belenfant Daubas trouve qu’avoir recours à l’IA pour les corrections d’image, de luminosité, est d'une grande utilité pour gagner du temps.
« Mais il faut bien faire la distinction avec l’IA générative, où les questions des droits d’auteur peuvent se poser. De même, l’IA va répondre très rapidement à une question, mais cette réponse a besoin d’une vérification. Les erreurs sont nombreuses. En architecture, certains logiciels d’IA servent aujourd’hui à faire même des faisabilités, une fois les données du PLU connues, l’IA propose les premières hypothèses de volumétrie. Nous ne sommes qu’au début, nous allons surement avoir à l’avenir, énormément d’outils qui vont s’appuyer là-dessus », déclare l’architecte, qui a toujours été très soucieux de l’environnement et pour qui l’IA participe aux enjeux du 21ème siècle. Car certaines grandes sociétés construisent actuellement des bâtiments entiers, dans le but d’accueillir les serveurs dédiés à l’IA ainsi que des centrales énergétiques pour les alimenter.
Ces opérations réclament, selon l’architecte, des moyens très importants, disproportionnés, par rapport à ce qui existe aujourd’hui. « Le BIM balbutie, mais l’IA est la nouvelle révolution pour laquelle il faut contrôler la machine elle-même, afin de ne pas avoir un cheval qui part au galop et soit non maîtrisable ». Mis à part l’expertise des personnes qui a guidé jusque-là de multiples disciplines, l’aspect énergivore de l’IA freinera-t-il son utilisation ? L’avenir nous le dira !
> Consulter le dossier spécial Transition Numérique dans le BTP
Propos recueillis par Sipane Hoh
Photo de une : ©Manal Rachdi - Université du Métaverse, 2022