En Italie, la Cour des comptes ne valide pas le projet du pont de Messine
Publié le 04 novembre 2025, mis à jour le 04 novembre 2025 à 17h33, par Nils Buchsbaum

La Cour des comptes italienne a invalidé, mercredi 29 octobre, la décision du gouvernement de lancer le pharaonique projet de pont entre la Sicile au continent, estimé à 13,5 milliards d'euros.
La Première ministre italienne, Giorgia Meloni, qui souhaite faire du pont sur le détroit de Messine — large d’environ 3,3 kilomètres et séparant la Calabre de la Sicile — un symbole de « la force de volonté de l’Italie », a vivement condamné une décision qu’elle considère comme « un énième acte d’ingérence des juges dans les choix du gouvernement et du Parlement ».
« La réforme constitutionnelle de la justice et la réforme de la Cour des comptes, toutes deux en discussion au Sénat et proches d'être approuvées, représentent la réponse la plus appropriée à une ingérence intolérable », a menacé la Première ministre dans une déclaration, qui vient s'ajouter à la listes des nombreuses prises à partie de juges et magistrats depuis son accession au pouvoir il y a trois ans.
Réuni en urgence jeudi 30 octobre, le gouvernement italien, qui avait d’abord envisagé d’enjamber la décision de la Cour des comptes, a finalement choisi d’y répondre point par point. « Nous sommes déterminés à explorer toutes les voies possibles pour lancer les travaux », a déclaré Matteo Salvini. Le vice-Premier ministre et ministre des Infrastructures a précisé qu’ « au lieu de commencer les travaux en novembre, nous commencerons en février », tout en dénonçant auparavant un « grave préjudice pour le pays ». La Cour des comptes italienne doit publier ses motivations d’ici le 28 novembre. « Nous sommes convaincus d’avoir les arguments pour dissiper tous les doutes », a ajouté le ministre.
Face aux attaques du gouvernement, les magistrats se sont défendus jeudi matin, assurant que leur décision concernait le « plan économique et financier de la réalisation du pont, sans aucune évaluation de l’opportunité ni du bien-fondé de l’ouvrage ».
Meloni veut faire du pont un « corridor stratégique »
Le gouvernement Meloni ne veut pas réduire le pont du détroit de Messine à une prouesse technique. Il veut en faire un atout stratégique en le classant comme dépense de défense dans le cadre des engagements de l’OTAN. Cette requalification permettrait d’intégrer son coût dans l’objectif de 5 % du PIB consacré à la défense d’ici 2035, dont 1,5 % peut financer « des infrastructures liées à la sécurité ».
L’Italie présente donc le pont comme un « corridor stratégique » pour la mobilité militaire, en raison notamment de la présence de la base de l’OTAN de Sigonella en Sicile. Giorgia Meloni invoque même la menace russe, affirmant que le pont renforcerait la sécurité méditerranéenne.
Mais Washington reste sceptique quant à ces arguments. L’ambassadeur américain auprès de l’OTAN, Matthew Whitaker a déclaré « avoir eu des conversations avec certains pays qui ont une vision très élargie des dépenses liées à la défense », rappelant qu’il ne saurait s’agir de « ponts sans valeur militaire ». Selon Bloomberg, les États-Unis veulent s’assurer que les fonds alliés servent à des équipements réellement utiles aux opérations militaires.
Une quinzaine de minutes de voiture pour rallier la Sicile depuis le continent
Ce chantier d’envergure a été attribué à Eurolink, un consortium dirigé par le groupe italien WeBuild, déjà lauréat de l’appel d’offres en 2006 avant l’abandon du projet en 2013, à la suite de la crise de la dette dans la zone euro. Prévu pour 2032, il est présenté par le gouvernement comme un levier de croissance et d’emploi pour les régions défavorisées de Sicile et de Calabre.
Le projet prévoit que le pont, long de 3,3 km, permette la traversée du détroit en voiture en une quinzaine de minutes pour 9 euros aller-retour. Il comporterait six voies d’autoroute et deux voies ferrées centrales, suspendues entre deux tours de 400 mètres.
L’ouvrage, destiné à relier l’île de Sicile au continent, a déjà connu plusieurs faux départs, les premiers plans ayant été élaborés il y a plus de cinquante ans. On sait que dans l’Antiquité, des barques et des tonneaux reliés entre eux auraient servi de passerelle pour transporter éléphants et marchandises depuis l’île.
Le projet de pont s'ancre véritablement au XIXe siècle, lors de l’unification du pays, puis est repris par le dictateur fasciste Benito Mussolini dans les années 1940. En 1971, un premier projet de loi pour sa construction se solde par un échec. Dans les années 2000, c’est au tour de Silvio Berlusconi, alors Premier ministre, de le remettre sur la table. Nouvel échec.
Un front juridique et militant particulièrement mobilisé
Le projet suscite également des protestations locales, en raison de son coût élevé et de son impact environnemental. Ses détracteurs estiment que ces ressources pourraient être mieux employées ailleurs.
Le détroit de Messine n’est pas seulement un passage maritime : il est intégré au réseau Natura 2000 et protégé par les directives européennes « Habitats » et « Oiseaux ». Ses rives calabraises et siciliennes, ainsi que la bande de mer qui les sépare, abritent une biodiversité remarquable et se situent sur l’une des principales routes migratoires d’oiseaux en Europe.
Le site est aussi régulièrement soumis à des vents violents, dépassant souvent les 100 km/h, avec des pointes record atteignant 144 km/h au cours des vingt dernières années.
Mais le risque le plus préoccupant reste la sismicité. Le détroit de Messine se situe sur une faille active côté Calabre. Le 28 décembre 1908, un séisme de magnitude 7,2 avait détruit Messine et Reggio de Calabre, faisant au moins 70 000 morts. N'oublions pas l'inquiétude suscitée par l'effondrement du pont de Gênes en 2019, au point de s'interroger sur l'état des ponts en France.
Selon les géophysiciens, un tremblement de magnitude 7 se produit environ une fois par siècle dans la région. WeBuild rappelle que des ponts similaires ont été construits dans des zones sismiques encore plus intenses, «comme la Californie et le Japon», et assure que « le pont sera capable de résister sans dommage à un séisme comparable au tremblement de terre qui a frappé Messine en 1908.»
Outre l’aval de la Cour des comptes et des agences environnementales, en Italie comme à Bruxelles, le projet devra aussi affronter un front juridique et militant particulièrement mobilisé. Plusieurs ONG environnementales ont déjà déposé des plaintes auprès de l’Union européenne, tandis que des comités locaux, dont le collectif « No Ponte », promettent de maintenir la pression.
Le calendrier politique pourrait également modifier la donne : avec les élections générales de 2027 en vue, la gauche italienne a d'ores et déjà averti que, si elle remportait le scrutin, elle stopperait le projet.
Par Nils Buchsbaum














